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Racisme en terre d’islam

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4.4. La différence physique

Notons aussi que le racisme par rapport à la couleur de la peau, d’ailleurs souvent difficile à dissocier de l’esclavage, a certainement joué un rôle dans le rejet de l’africanité. Certains historiens, comme A. Mazrui, A. M. Mazrui et I. N. Shariff, prétendent que cette forme de racisme est inexistante dans la mentalité arabo-islamique. Selon eux, la différenciation des hommes selon leur couleur de peau ou même le concept de « métis » (half-caste) seraient étrangers à cette mentalité (Mazrui, 1964 : 22; Mazrui, 1973 : 47 sq,; Mazrui et Shariff, 1993 : 10-11).

Ils semblent négliger de nombreuses sources que nous allons aborder maintenant. En effet, si ce racisme n’est bien sûr pas exclusif, il n’empêche qu’il est présent, dans le monde arabe comme en Occident. On en arrive à la complexité du concept même de racisme : la peur ou le simple étonnement par rapport à la différence, notamment physique. La peau noire étonne, fascine, rebute. En tout cas son degré de différence, associé à d’autres caractères physiques (cheveux crépus…) ne laisse pas indifférent. Le poète du 10e siècle al-Mutanabbī, par exemple, dans un poème satirique visant Abū al-Misk, souverain égyptien d’origine nubienne, utilise les caractères physiques du personnage – couleur de la peau, grosses lèvres… – pour se moquer de lui, tout en rappelant ses origines serviles.

Bernard Lewis, qui s’est penché sur la notion de racisme dans le monde arabo-musulman, a rassemblé de nombreux exemples des préjugés raciaux dont étaient victimes les Africains et les Arabes d’origine africaine dans la littérature, depuis les poèmes des Aghribat al-’Arab – » les Corbeaux des Arabes », poètes arabes d’origine africaine de la Jāhiliyya et des premiers temps de l’islam, comme ‘Antara, Suhaym, Nusayb ibn Rabah ou Abū Dulāma – aux « Mille et une nuits », en passant par la poésie d’al-Mutanabbī. Il reprend également de nombreuses sources historiques arabes considérant les Africains de manière peu élogieuse : faible intelligence, odeur désagréable, cannibalisme, mœurs sexuelles débridées, nudité… Certains comme Sa،īd Al-Andalusī, considèrent même que les Noirs sont plus proches des bêtes que des humains (Lewis, 1982 : 17 sq.).

Plus récemment, Brahim Diop a également réuni de manière convaincante plusieurs sources arabes où les préjugés liés à la couleur de la peau donnent des Africains une image extrêmement négative : al-Hamdānī (10e siècle) compare leur comportement à celui des bêtes sauvages, tandis qu’Ibn Butlān (11e siècle) considère que « plus leur peau est basanée, plus ils sont laids et incapables (…), leurs lèvres épaisses sont signe de stupidité et leurs yeux noirs indiquent la lâcheté ». Bien d’autres auteurs soulignent la laideur physique et l’absence de moralité des Africains (Diop, 1999 : 61 et 69 sq.; Lewis, 1983).

Sans pouvoir en quantifier l’importance, cette notion de différence par rapport à soi a certainement joué un rôle dans la mise en esclavage des Africains, par les Arabes comme par les Européens : il s’agit pour eux de gens physiquement « très » différents – de manière subjective bien sûr – à qui l’on prête des mœurs et un mode de vie tout aussi différents.

Un passage de la Muqaddima d’Ibn Khaldūn est révélateur à ce sujet : il traite de l’influence du climat sur la mentalité de l’homme, théorie inspirée de certains philosophes grecs, et explique que l’iqlīm (les géographes arabes, s’inspirant de leurs prédécesseurs grecs, divisaient le monde en sept parties, désignées par ce nom) idéal est celui où vivent les Arabes. Au plus on s’en éloigne, au plus on constate que les hommes qui y vivent sont « plus proches des animaux, vivent dans des cavernes, ignorent la religion, s’habillant de peaux d’animaux ou même restent nus… ». La couleur de la peau est directement associée à cette répartition climatique. Cela dit, les Africains et leur peau noire ne sont pas les seuls concernés par cet état de barbarie, puisqu’en s’éloignant du climat idéal par le Nord, on rencontre d’autres sauvages que sont les Slaves et autres Européens (Ibn Khaldūn : 58 à 62).

La diffusion de certaines traditions populaires racistes, étrangères à l’Islam, renforceront encore cette honte liée à la couleur de la peau. C’est le cas de la « Malédiction de Hām », qu’on retrouve chez les chrétiens comme chez les musulmans. Dans la tradition judéo-chrétienne (Genèse, IX, 25) comme en islam, on raconte que Noé (Nūh chez les Arabes) avait lancé une malédiction sur son fils Cham (Hām chez les Arabes), qui retomba sur toute sa descendance. Bien que les sources religieuses, qu’elles soient judéo-chrétiennes ou musulmanes, ne mentionnent aucunement la couleur de peau de Hām, des traditions historiques postérieures ajoutèrent qu’il était Noir et que cela faisait partie de la malédiction (Cohen, 1971 : 107 a-b). Désormais, Hām et sa descendance seraient les esclaves de leurs frères. Cette exégèse cautionnait l’esclavage des Africains en lui donnant une origine divine, ce que s’empressèrent d’utiliser les marchands d’esclaves arabes et européens. Encore une fois, si cette théorie n’est nullement avalisée par la religion musulmane, elle est en tout cas largement relayée par de nombreux auteurs arabes. Ibn Khaldūn, par contre, critique cette légende avec véhémence, expliquant ensuite que la noirceur de la peau des Africains est due à l’influence du climat sur la physionomie. Ahmad Bābā, juriste de Tombouctou du 17e siècle et lui-même africain, reprendra les mêmes arguments pour critiquer cette légende justifiant la mise en esclavage des Africains (Ibn Khaldūn : 130sq, Mbow, 1999 : 99 sq.).

La dépréciation des Africains sur base de la couleur de leur peau atteint son paroxysme avec certaines croyances véhiculées dans le monde musulman, selon lesquelles un Noir, une fois arrivé au Paradis, devient Blanc, comme s’il s’agissait d’une récompense (Lewis, 1982 : 44). Dans le même ordre d’idée, le poète Suhaym, cité plus haut, considérait que « si sa peau est noire, son caractère lui, est blanc » (Lewis, 1982 : 29). De telles considérations se retrouvent aussi dans les poèmes de ‘Antara, qui fait régulièrement allusion à la couleur de sa peau et à la perception qu’avaient ses contemporains des Africains (voir le Dīwān de ‘Antara).

Cette dépréciation de l’africanité dans ses caractéristiques physiques a été partiellement assimilée par certains Africains : on a parlé plus haut des Gosha de Somalie et du terme jareer, qui les désigne péjorativement. Précisons que jareer, qui fait référence à leurs cheveux crépus, les traits de leurs visage et leur peau noire, s’oppose aux termes jileec (doux) et bilis, qui sont eux appliqués aux Somali « purs », et que le premier terme renvoie clairement à l’africanité, opposée à l’arabité des Somali (Besteman, 1995 : 47 sq.). Une légende qui a cours parmi les clans sédentaires somaliens fait d’ailleurs des Somaliens aux traits africains les descendants d’un géant malfaisant. Ce dernier, nommé Geeddi Abaabow, faisait régner la terreur sur le clan des Eelay et exerçait le droit de cuissage sur les jeunes filles. Pour sauver la virginité de sa sœur, un certain Kuma fit en sorte de gagner la confiance du géant. Il réussit à scier les dix arcs dont se servait le despote pour tuer ses ennemis, puis il ouvrit les portes de son palais afin que les Eelay puissent l’investir. Avant de mourir, Geeddi Abaabow aurait dit aux esclaves africains qui étaient présents : « Que tous ceux qui ont la peau noire, les lèvres épaisses, le nez aplati, les cheveux crépus, des grandes mains, des grands pieds et une grande verge, sachent qu’ils sont ma descendance » (Bader, 2000 : 98).

On retrouve des histoires similaires en Afrique de l’Ouest. A titre d’exemple, il existe auprès de certains marabouts sarakollé du Sénégal – désireux encore une fois de légitimer leur science – une étymologie populaire expliquant leur ethnonyme : il viendrait de deux termes soninke, « sere » – qui signifie une personne – et « xulle », c’est-à-dire blanc, prêtant ainsi une ascendance blanche (Drame, 1996 : 66).

Mais le phénomène dépasse le monde musulman. Ainsi, certains Amhara d’Ethiopie tiennent eux aussi à se distinguer physiquement des Africains. Dans l’un de ses romans, D. Worku fait lire à l’un de ses personnages « La Révélation de Marie », qui interdirait aux fidèles éthiopiens de fauter avec « des musulmans, des Gallas [Oromos], des Falashas ou des Africains » (Worku, 1981 : 26). Toujours en Ethiopie, il semble que les Shankilla, habitant dans l’Ouest du pays, soient dénigrés tant par les Amhara que par les Oromo à cause de leur couleur foncée (Baxter, 1994 : 173). On pourrait encore multiplier les exemples.

On retrouve même ce comportement en dehors du continent africain, en fait partout où l’africanité est liée à l’esclavage : en Amérique latine, le concept de blanqueamiento a fortement contribué à l’effacement des traits culturels africains, et ce jusqu’à nos jours. Ainsi, les Africain(e)s amélioraient leur statut social – parfois même légal – en épousant des Européens (Philips, 1996 : 6 sq.). Au Brésil, où la présence africaine est a priori la plus marquée en Amérique latine, l’avancement social semble lui aussi souvent lié à l’éclaircissement de la peau. A la fin des années cinquante, un journaliste américain effectua un reportage de six semaines dans la communauté afro-américaine des états du Sud. Ce reportage était d’autant plus spectaculaire que Griffin « se transforma » en Noir, à l’aide d’un traitement médical, dans le but de vivre les problèmes de la communauté noire de l’intérieur. Au fil de son voyage, il rencontra plusieurs individus éprouvant de la honte, voire un rejet de leurs origines africaines, parfois accompagné de la mise en valeur d’origines européennes, feintes ou réelles. C’est ainsi qu’un homme âgé au teint très foncé lui explique que les Noirs eux-mêmes « ont plus de considération pour un mulâtre, avec des cheveux aplatis, lissés ». Ailleurs, après avoir discuté avec plusieurs interlocuteurs afro-américains, l’auteur réalise que ceux-ci souffrent d’une double discrimination : celle des autres, mais aussi la leur, « le mépris qu’ils ont pour cette noirceur associée à leurs tourments ». Plus tard, lors d’un voyage en bus, il croise un Noir proférant des insultes racistes à l’encontre des autres voyageurs afro-américains, avant d’annoncer « avec fierté [qu’il n’est] pas un Noir de race pure », mais qu’il a des origines française, portugaise et indienne (Griffin, 1962 : 52 sq, 67 sq, 89 sq.).

Les causes de ce rejet de l’africanité sont complexes, mais elles sont bien sûr liés à la honte de l’origine servile et au statut social inférieur conféré aux Noirs après l’abolition de l’esclavage. La vision négative de l’apparence physique est liée aussi à toute une série de théories racistes pseudo-scientifiques au caractère encore plus insidieux – infériorité intellectuelle et morale des Africains, influence du climat sur la personnalité et les moeurs… – qui renforce encore cette impression. Notons qu’un tel sentiment est observable au sein de toute communauté brimée, mise socialement au ban de la société. Ainsi, le phénomène de la « haine de soi » dans la communauté juive, porté à son paroxysme par Otto Weininger, Juif autrichien qui écrivit un virulent ouvrage sur l’infériorité morale et intellectuelle des Juifs, a également déjà été mise en évidence (Lewis, 1987 : 123).

Quant au concept de « métissage », qu’A. Mazrui considère comme étranger à la mentalité arabo-islamique, il suffit d’ouvrir le Lisān al-’Arab, dictionnaire remontant au 13e siècle, et de regarder la définition de termes comme khilāsī, hajīn ou muwallad pour se rendre compte que ce concept est présent depuis longtemps dans la mentalité arabe, même s’il est toutefois vrai que dans de nombreux cas, la descendance d’un Arabe et d’une Africaine sera considérée comme arabe. Le Lisān al-’Arab explique que khilāsīest dérivé du verbe khalas, qui signifie notamment : être en partie tel et en partie tel, mais surtout en ce qui concerne les couleurs. Le mot décrit également les cheveux grisonnants, plus exactement le mélange entre des cheveux noirs et des cheveux blancs (nous dirions « poivre et sel »). Le khals est un pâturage où les herbes fraîches et vertes côtoient les herbes desséchées, jaunies. C’est aussi une tache blanche sur un fond noir. Enfin, khilāsi décrit une personne née d’un père blanc et d’une mère noire ou bien d’un père noir et d’une mère blanche (Ibn Manzūr, 1992, 6) : 65).

Quant au terme hajīn, il signifie aujourd’hui « métis ». Mais le sens premier de ce terme donné par le Lisān al-’arab est littéralement : » Arabe né d’une captive (imma), naissance honteuse car il est élevé par sa mère ». Une autre définition est « fils d’un Arabe et d’une non-arabe. Cela se dit de quelqu’un dont la couleur blanche a rougi, car les Arabes appellent les étrangers les « Rouges » (hamrā) » (Ibn Manzūr, 1992, (13) : 531). Ainsi, non seulement la notion de métis existe depuis longtemps, mais en plus on y retrouve l’association de la femme non-arabe et de la captive. Le terme hajīn garde en tout cas aujourd’hui une connotation négative (Wehr, 1961 : 1020).

Le mot muwallad, lui est intéressant car il ne fait aucunement référence à la couleur de la peau. Il s’agit d’un substantif dérivé du verbe wallada : accoucher, engendrer, élever (un enfant). Le premier sens du terme muwallad est donc « né, produit, généré, élevé ». Il peut également signifier « né parmi les Arabes, élevé parmi leurs enfants et selon leurs coutumes », tandis que talīd, de la même racine, signifie « celui qui est né en terre étrangère (‘ajam) mais qui a été apporté et élevé en terre arabe » (Ibn Manzūr, 1992, (3) : 469). Le terme muwallad est encore couramment utilisé actuellement, par exemple au Yémen pour décrire les enfants nés d’un père arabe et d’une mère éthiopienne ou somalienne. Un autre terme issu de la même racine, walīd, signifie, enfant, avec quelquefois le sens précis d’esclave né dans la maison du maître. Dans ce cas, il semble donc que le terme mette l’accent sur l’aspect biologique, puis socio-culturel du métissage.

4.5. L’africanité de l’autre

Le rejet de l’africanité revêt encore une autre dimension : cette africanité, prise dans le sens de « non-arabité », est quelquefois utilisée par un peuple ou une communauté pour en discréditer une autre, pour expliquer son statut de paria.

Le cas des Midgo des Tumaallo et des Yibro, en Somalie, est assez révélateur. Il s’agit de communautés, appelées sab dans le Nord du pays et bon dans le Sud, situées au bas de l’échelle sociale dans la société somali : ils exercent des professions jugées dégradantes, le droit coutumier leur attribue un statut discriminatoire, ils sont exclus des généalogies que nous avons déjà invoquées, ils sont généralement méprisés par les autres clans. Les Somali avancent diverses explications à cette discrimination : tantôt les ancêtres des sab/bon auraient utilisé une arme impure, tantôt ils auraient violé un interdit alimentaire. Une autre justification de leur statut est particulièrement intéressante : ils seraient les descendants d’un chef ayant refusé ou combattu l’islam. Ainsi, certaines traditions rapportent que les Migdo sont les descendants d’un certain Abu Jahhal, un Chrétien qui combattit le Prophète Muhammad lui-même. Plusieurs variantes d’une même légende, largement répandue en Somalie, font état de l’affrontement entre Yussuf Kawneyn, appelé aussi Aw Barkhadle, saint homme venu d’Arabie ou d’Egypte, quelquefois considéré comme un Qurayshī, et Maxamed Xaniif, tantôt guérisseur venu d’Egypte, tantôt roi. Le premier aurait introduit l’islam en Somalie, tandis que le second dut s’effacer devant le pouvoir du nouveau venu (Bader, 2000 : 36 sq, 83 sq.).

Mais il est intéressant d’observer que si ces parias de la société somali sont exclus des généalogies des clans somali, eux-mêmes en tout cas se prêtent bien des origines nobles. Ainsi, ils se considèrent souvent Somali de haute naissance, mais ils seraient rejetés parce qu’à la suite d’une migration, ils auraient été accueillis par des tribus ignorant tout de leurs origines. Certains clans sab/bon revendiquent même eux aussi des origines arabes. C’est le cas des Xoryeelo qui prétendent venir d’Oman, mais aussi des Ugaslabe et des Yaxar, qui prétendent venir de la Péninsule arabique. Certains Yibro se disent même d’origine juive (Bader, 2000 : 27; 40; 133).

Le cas des akhdām, au Yémen, est assez semblable. Il s’agit de communautés arabophones d’origine africaine qui vivent encore aujourd’hui dans des bidonvilles en périphérie des villes. Considérés comme de véritables parias, ils vivent essentiellement de la mendicité et de petits métiers. Les origines des akhdām sont assez obscures, mais leur nom « esclaves, serviteurs » traduit une origine servile, qui expliquerait leur place de paria encore dans la société actuelle. Pourtant, des traditions yéménites qui circulent encore aujourd’hui leur prêtent une généalogie bien particulière : il s’agirait des descendants d’Abrāhā, roi éthiopien de la période pré-islamique, qui envahit la péninsule arabique, accompagné de son armée et d’éléphants, et qui tenta notamment d’envahir La Mecque. Après sa défaite, Abrāhā – dont parle la 105e sourate (al-Fīl, « l’Eléphant ») du Coran – aurait été bouté hors de la Péninsule. Les soldats qui n’auraient pas pu le suivre se seraient installés au Yémen, où ils seraient toutefois restés au ban de la société (Rouaud, 1979 : 146 sq.).

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