Le Congo, cette région de l’Afrique dont nous parlera ce soir notre hôte, qui est en route, constitue un bon exemple de ce que la presse peut faire au moyen des images qu’elle crée. En ce moment même, des villages congolais sans défense sont bombardés, des femmes, des enfants et des bébés noirs sont déchiquetés par les bombes lancées d’avions. D’où viennent ces avions ? Des États-Unis, oui et cela vous n’irez pas l’écrire. Vous n’irez pas écrire que les bombes lancées par des avions américains arrachent la chair des membres de femmes, de bébés et d’hommes noirs. Non, vous ne l’écrirez pas. Pourquoi ? Parce que ce sont des avions américains. Tant que ce sont des avions américains, l’opération est humanitaire. Tant qu’ils sont pilotés par des Cubains anti-castristes, tout va très bien. Parce que Castro est un mauvais bougre, et que tous ceux qui sont contre Castro, quoi qu’ils fassent, mènent une action humanitaire. Voyez comme ils sont malins ? Des avions américains, pilotés par des Cubains anti-castristes, bombardent des villages africains qui n’ont aucun moyen de défense contre les bombes, et ces bombes coupent des femmes en morceaux. Quand on bombarde, on ne se préoccupe pas de savoir où la bombe explose.
Il s’est passé la même chose lorsqu’on a lancé la bombe sur les Japonais à Hiroshima. Ils n’accordent même pas une pensée au fait qu’ils jettent leurs bombes sur les Congolais. Et vous, vous qui courez le pays en vous désolant de la mort de quelques otages blancs, vous avez perdu l’esprit, oui l’esprit. Ils se servent de la presse, experte en l’art de créer des images, pour vous dominer et font passer le meurtre massif et de sang-froid pour une entreprise humanitaire. Là-bas, des milliers de noirs meurent dans la boucherie mais dans vos cœurs il n’y a pas de trace de compassion pour eux parce qu’on a réussi à vous faire prendre la victime pour l’assassin pour la victime. Mais devrions éclater de rage, vous et moi intelligemment, bien entendu.
Progressons encore d’un pas avant l’arrivée de notre hôte car il faut que vous voyiez de quelle façon ils utilisent la presse pour faire des réputations. Je ne condamne pas tous les journaux sans distinction : certains sont très bien mais la plupart ne le sont pas. Prenons l’exemple de Tschombé : Voilà un homme que vous ne devriez jamais laisser débarquer en Amérique. Il n’y a jamais eu pire africain que lui. Il assassine de sang-froid. Il a assassiné Patrice Lumumba, le légitime premier ministre du Congo. Que s’est-il passé à l’époque ? Ils se sont servis de leur presse pour lui faire une bonne réputation. Oui de la presse américaine. Voilà un assassin qui tu de sang-froid non pas le premier venu mais le président du Conseil et ils se servent de leur presse pour le faire accepter du monde entier.
Jamais le monde ne l’admettra. Le monde n’est pas à ce point stupide, ni si facile à duper. Certains des noirs de ce pays sont bêtes mais nous ne le sommes pas tous. Seuls quelques uns le sont. Et ceux qui ne se sont pas laissé duper feront tout ce qu’il faut pour empêcher cet homme de mettre le pied sur ce continent. Il devrait avoir peur de se rendre en Amérique. Pourquoi ? Parce qu’on nous a dit, à vous et à moi, que nous venions du Congo. N’est-ce pas cela qu’ils vous ont dit et enseigné à l’école ? Ainsi nous venons du Congo. Nous sommes des sauvages, des cannibales, etc., originaires du Congo. J’aime le Congo. C’est mon pays. Et ce sont mes compatriotes que vos avions assassinent là-bas.
Ils prennent Tshombé et le soutiennent à force de dollars américains. Ils se servent de la presse américaine pour glorifier son image. Et la première chose qu’il fait, qu’elle est-elle ? Tshombé est un assassin payé par les USA pour gouverner le Congo. Oui tout se résume à cela. On peut l’exprimer à grand renfort de belles paroles mais nous ne voulons pas de belles paroles pour décrire une situation répugnante. Tshombé est un tueur à gages du gouvernement américain et c’est sur les impôts que vous payez que ce gouvernement prend de quoi le rémunérer.
Pour vous montrer comment pense ce tueur à gages, voyons ce qu’il a commencé à faire. Il a engagé d’autres tueurs à gages en allant chercher des mercenaires en Afrique du sud. Qu’est-ce qu’un mercenaire ? Un tueur à gages, rien d’autre ! Qui les paie ? Les USA par l’entremise de Tshombé. Ils font de même ici avec nous. Ils prennent un noir à leurs gages, en font un gros bonnet, un porte-parole de la communauté et ce noir vient dire à la communauté de se joindre à nous dans l’organisation et ils finissent par s’emparer de l’organisation. Ils finissent par remettre un Prix Nobel de la paix à ce noir et des médailles. Ils donneront sans doute le Prix Nobel à Tshombé l’an prochain pour l’œuvre qu’il accomplit en ce moment. En tout cas je m’attends à ce qu’ils lui attribuent parce qu’il fait du bon boulot. Pour qui ? Pour « l’homme ».
Donc les mercenaires arrivent au Congo et qui les fait accepter ? La presse. La presse ne les présente pas comme des tueurs à gages ou comme des assassins. Ce sont nos frères congolais de Stanleyville, qui défendent leur pays, que les journaux présentent comme des rebelles, des sauvages et des cannibales. Sachez-le, mes frères, la presse a une grave responsabilité. Elle est dans certains cas coupable de complicité car en laissant utiliser pour faire passer les assassins pour des victimes et les victimes pour des assassins, la presse se rend complice du criminel. Les journaux se laissent utiliser comme armes aux mains des vrais coupables.[…]
Lorsque des noirs de ce pays ne s’en laissent pas imposer par cet homme, la presse commence aussitôt à les traiter d’irresponsables ou d’extrémistes. Ils sortent tous ces vieux qualificatifs négatifs et notre réaction, à vous et à moi, c’est de battre en retraite. Non que nous sachions quoi que ce soit de ces noirs mais à cause de l’image ainsi donnée d’eux par « cet homme ». Et si vous remarquez tous ceux qui prennent fermement position contre cet homme…
Je dis « cet homme », vous savez de qui je veux parler. Je parle de l’homme qui pratique le lynchage, la ségrégation et la discrimination, de l’homme qui opprime et exploite, de l’homme qui nous interdit, à vous et à moi, d’avoir à Harlem des établissements scolaires convenables. C’est de cet homme, quel qu’il soit, que je vous parle. Je suis obligé de l’appeler « cet homme » sans préciser davantage parce que sinon je me ferais traiter de raciste. Ce que je ne suis pas. Je ne suis pas contre quelqu’un du fait de sa race mais bien en raison de ses actes. Et s’il agit mal, nous devons l’en empêcher par tous les moyens nécessaires.
Noter bien ce ci : tant que les noirs du Congo étaient victimes de massacres en masse, personne ne protestait. Mais dès que les vies de quelques blancs ont été en jeu, le monde entier a poussé une clameur d’indignation. Qui la lui a fait pousser ? La presse. La presse a révélé que 2000 blancs étaient gardés en otages. Si un blanc se faisait tuer, les journaux se répandaient en gros titres. Mais les Africains, nos frères de Stanleyville, n’en ont pas tué un seul avant l’arrivée des parachutistes. Si les parachutistes n’avaient pas envahi leur terre, personne n’aurait été tué. Jusque-là, il n’y avait pas eu de tués. Bien des gens disent que ce ne sont pas nos frères de Stanleyville qui les ont tués mais les parachutistes et les mercenaires qui ont ouvert le feu sur tout le monde.
Vous croyez que j’invente ? J’étais à Londres dimanche dernier et j’ai lu dans le Daily express (du 3 décembre) un article écrit par un blanc – je tiens à spécifier cela parce que si je ne le faisais pas vous iriez vous imaginer que cet article avait été écrit par moi ou par quelque autre noir. Voyons ce qu’écrit ce blanc dans le Daily Express, un journal bien éloigné de la gauche et qui n’a rien de libéral. L’auteur, Walter Partington se trouvait à Stanleyville.
« Tout de suite après le largage des T28 pilotés par des mercenaires cubains ont effectué une attaque de nuit avec tir au canon »
Il s’agit d’avions pilotés par des mercenaires cubains ; songez-y, des tueurs à gages venus de Cuba. Payés par qui ? Par les Américains. Vous tous qui vivez dans ce pays, vous allez payer pour les péchés de l’Amérique.
« Les avions ont détruit les magasins de vivres des rebelles et tué les servants de mortier mais les obus de mortier fabriqués en Chine continuent encore de pleuvoir »
Vous voyez, ils introduisent ici cette allusion à la Chine afin de vous donner un préjugé contre elle. Ils ne savent pas si ce sont des mortiers chinois : c’est la méthode de la presse qui trouve toujours des mots pour justifier le sort que l’on fait à ceux que l’on anéantit.
« à sept heures du matin, des troupes appuyés par des blindés des unités de mercenaires belges et par les diablos de l’armée congolaise ont fait une entrée pétaradante dans le baril de poudre que constitue la ville indigène. Dans une maison, les soldats ont repéré des rebelles qui se préparaient à ouvrir le feu »
Attention, notez bien cela
« Ils sont entrés en force, en abattant les portes et sont ressortis entraînant avec eux hommes, femmes et enfants »
Ce n’était pas des rebelles qu’il y avait dans cette maison mais de simples congolais. Pour justifier l’irruption des soldats dans cette maison, l’enlèvement de ses habitants et leur exécution sur place, il fallait en faire des rebelles.
Voilà le genre d’opération qui se poursuit au Congo mais vous n’entendez pas ces dirigeants nègres en dire un seul mot. Je sais que vous n’aimez pas que j’utilise ce mot « nègre » mais je l’utilise ici à bon escient puisqu’il s’agit de ces dirigeants qui ne sont pas des Afro-Américains mais des négros : N.E.G.R. zéro S.
Un colonel belge a arraché sa caméra à Reginald Lancaster, photographe de L’Express en déclarant : « Vous êtes tous les deux mis aux arrêt à domicile et nous vous déporterons par le prochain avion »
Pourquoi ne voulaient-ils pas que l’on prit des photos ? Parce qu’ils ne voulaient pas laisser filmer leurs actions.
« La colonne a poursuivi sa marche et vers midi 10 000 personnes, hommes, femmes et enfants étaient entassés comme harengs en caque, sous un soleil de plomb, encerclés par des soldats congolais armés de Thompson. Pour les protéger des soldats congolais qui ont la gâchette nerveuse, on leur avait mis à tous un bandeau blanc autour de la tête. Car cette ville a une population mixte »
« En général, quiconque ne porte pas ce bandeau est abattu »
Ce bandeau permet de distinguer ceux qui sont déjà passés au contrôle ou qui vont être soumis au traitement et l’on voit partout des monceaux de cadavres : ce sont ceux qui ne portaient pas le bandeau. Ce qui veut dire que tout congolais qui ne le portait pas était sommairement abattu à vue. Cela est écrit par un journaliste blanc qui n’est pas du tout partisan des congolais mais raconte tout simplement les choses telles qu’elles se sont passées. Meurtre en mass, massacre généralisé de noirs par les blancs aidés de quelques mercenaires noirs…
« Au moment où mon avion atterrissait, j’ai vu un mercenaire abattre quatre congolais qui débouchaient des fourrés à proximité de l’aérodrome. Qu’ils aient ou non été des Simbas, tous quatre sont morts. Et pourtant, des hommes comme le lieutenant John Peters, de Wighrman Road, Harringay, à Londres, sont capables d’éprouver une profonde compassion. Aujourd’hui, deux chiens affamés se sont attaqués à Nigger, une chevrette noire, mascotte du commando n°7 »
Ce mercenaire blanc avait une petite chèvre noire qu’il appelait « nigger ». C’est comme ça : tout ce qui est noir ils l’appellent « négro ». N’est-ce pas ainsi qu’ils vous ont appelés, vous aussi ? Voici justement qu’arrive un négro. Voici mon négro, Dick Gregory. Allons Dick, monte me rejoindre. Nous allons soumettre Dick à un interrogatoire. J’ai vu Dick l’autre soir parler des « négros » au cours du « Les Crane Show ». Eh Dick, regarde ce qui est écrit sur ce livre, c’est mon nom, regarde. Allons, je vais l’interroger. Attrapez-le mon frère et ne le laissez pas s’échapper. Maintenant Dick va perdre tous ses emplois. Fini les engagements, il faudra travailler à Harlem jusqu’à la fin de tes jours.
Revenons à cette coupure de presse : « aujourd’hui, deux chiens affamés se sont attaqués à « nigger, une chevrette noire, mascotte du commando n°7. Lorsque nous sommes arrivés, Nigger était mourante et John Peters a dû l’achever. Il s’est détourné et a mis la main devant ses yeux »
Voilà un mercenaire blanc qui met tant d’ardeur à tuer des congolais qu’il faut le freiner. Il les abat sans la moindre compassion. Mais sitôt que sa chevrette noire se fait mordre par un chien, il pleure. Il a plus de sentiment, ce blanc, cet anglais, plus de sentiment au cœur pour une chèvre morte, une chèvre de couleur noire, qu’il n’en a montré pour les congolais, gens tous pareils à vous et à moi et dont les cadavres forment d’innombrables monceaux
13 décembre 1964, Audubon, Harlem