CONTEXTE SOCIO-CULTUREL DES SÉQUELLES DE L’ESCLAVAGE
Sur le plan socio-culturel on peut dire que l’idéologie esclavagiste reste largement « intacte », notamment dans les zones mentionnées infra, et s’exprime dans la signification arabe soudanaise des mots abid (« esclave », pi. abiyd) et khadim (forme féminine, pi. khadam). Ces termes ne renvoient pas, dans le contexte soudanais, à une situation sociale, mais à des caractères physiques : les termes abid et khadim désignent une personne négroïde. Celle-ci est considérée comme esclave en raison de sa seule apparence physique, de ses caractéristiques corporelles mêmes. Ces critères ne sont pas uniquement ceux de la culture arabe soudanaise, mais de toutes les cultures soudanaises dont les tenants se considèrent comme huriyn (ou ahrar), soit littéralement les « gens libres », mais qui désigne en réalité, dans le contexte socio-culturel Nord-soudanais, des « non négroïdes », comme les Bija et les Nubiens. Rien ne peut épargner à une personne d’origine négroïde d’être qualifiée de l’épithète abid, même quand elle est de religion musulmane. De fait les Fur, par exemple, pourtant musulmans conformistes pour la plupart, sont considérés comme « esclaves ».
Autrefois, on distinguait entre un « esclave effectif » et un « esclave non-effectif » en utilisant les expressions respectives abd issyad (« esclave à maîtres ») et abid matlouq ou abidkhala (« esclave non capturé »). Dans le premier cas, on désignait par là un nègre effectivement soumis à l’esclavage et, dans le deuxième, on nommait ainsi un nègre n’ayant pas connu d’escla vage effectif. La discrimination raciale envers les négroïdes se reflétait sur tous les plans dans le domaine culturel. Par exemple, sur le plan linguistique, les Arabes considéraient toutes les autres langues comme loughat al-a’djam (litt. « langues de non parlants »), mais ce sont surtout les langues négro- africaines qui incitaient le plus à la moquerie des arabophones soudanais. On désigne ces langues par l’expression rutanat abiyd, littéralement le « baragouin des esclaves ». C’est-à-dire qu’elles sont vues comme les pires des langues des non-parlants (loughat al-a’djam). Un livre intitulé Les vérités essentielles, publié par le ministère de l’Information à l’époque du général Abboud (1958-1964), à l’occasion de la première insurrection sudiste, affirmait que « la contribution des langues locales n’a pas d’impor tance » et que « leur patrimoine est très pauvre par rapport au formidable patrimoine culturel de la langue arabe ».
L’appellation officielle consacrée aux religions des Soudanais non- musulmans était, jusqu’aux années soixante, celle de kourafat et chawaza (« superstitions »). Et ceci est aussi vrai parfois dans les milieux de l’intell igentsia de gauche. C’est seulement sous les coups des canons, que l’on a finalement appelé ces religions les « respectables croyances africaines ». Jusque vers les années cinquante, une personne d’origine négroïde était encore ouvertement traitée d’inférieure dans les relations quotidiennes. Mais, il existait différents niveaux de considération sociale : les descendants des esclaves affranchis que l’on désignait par le terme abiyd al-balad (litt. « esclaves du pays »), pour signifier qu’ils avaient été élevés dans la société arabo-musulmane du Nord, étaient moins discriminés que les al-abyd al-mataliq (négroïdes non capturés) immigrants d’autres parties du pays. Ceux-là étaient regardés comme des esclaves bruts, non civilisés, qui ne différaient pas beaucoup des animaux.
On ne fréquentait que les « esclaves du pays ». On les invitait aux différentes cérémonies, mais cependant ils restaient des esclaves, même aux yeux de ceux qui nouaient avec eux des relations amicales. Lorsqu’un « esclave du pays » était réputé bon, généreux, courageux ou intelligent, on disait de lui : « Hélas, il ne mérite pas d’être esclave » ; ou bien : « C’est un esclave, mais son comportement est celui des huriyn (« libres ») ». Quant aux « esclaves bruts », ils vivaient jusqu’aux années soixante dans des « quartiers » à part. Encore aujourd’hui, bien qu’ils soient acceptés à tous les niveaux du tissu urbain, ils vivent en majorité aux marges des centres urbains, voire dans des bidonvilles. On ne les fréquentait guère, et on les regardait comme des êtres bizarres, ambigus et sauvages. Si les agressions physiques contre eux étaient rares, les agressions verbales faisaient partie intégrante du langage quotidien. Certes, certains pouvaient éprouver de la sympathie à leur égard, mais seulement en tant que pauvres « primitifs ».
Les mots abid et khadim, malgré l’interdit officiel, étaient (nous craignons qu’il ne le soit encore) d’usage courant, surtout en cas de querelle ou de conflit. Ces termes faisaient aussi partie du vocabulaire descriptif permett ant de désigner une personne négroïde.
Les travaux domestiques leur sont encore largement réservés, et les mots khadam ou khadama (serviteurs et servantes) renvoient invariablement à une personne d’origine sudiste, nouba, fur (fore dans sa prononciation locale). Les domestiques pouvaient être parfois Beni’Aamir, Érythréens ou Éthiopiens, à une différence près : ayant des traits « non-négroïdes », ils n’étaient jamais considérés comme des esclaves. L’asservissement des négroïdes dans les travaux domestiques trouvait même son expression dans le plan des habitations gouvernementales : une chambre réservée au serviteur ou à la servante était aménagée dans les maisons des fonctionnaires du gouvernement. L’appellation odt al-khadam(a) « chambre du serviteur ou de la servante » renvoyait ainsi automatiquement à une personne négroïde.
Le problème du mariage, souvent évoqué par les Sudistes, n’est pas « inessentiel ». Ce n’est pas non plus quelque chose qui relèverait du « domaine du choix personnel », comme voudraient le faire croire certains idéologues nordistes. En fait, il y a une quarantaine d’années, ce choix n’était même pas du domaine du pensable, alors que les codes sociaux et religieux interdisaient, sanctionnaient et ridiculisaient le mariage entre les « filles des Arabes » et les garçons d’origines négroïdes. Lorsqu’un jeune homme « arabe », étranger à la famille, prétendait se marier à une fille « arabe », on enquêtait sur ses origines pour s’assurer qu’il n’avait pas, cachée quelque part, une iriq (« racine ») servile (lire négroïde). On déclinait son arbre généalogique jusqu’à ses ancêtres les plus reculés. À l’inverse, les mariages entre hommes arabes et femmes négroïdes n’étaient pas rares, surtout dans les zones frontalières entre « Arabes » et « Africains » soudan ais. Certes, ces mariages ne provoquaient pas la joie des familles chez les populations « non négroïdes » du Nord-Soudan, y compris d’ailleurs chez les non-arabes (Bija, Nubiens, etc.)