Le retour de l’appel au djihad dans le monde contemporain conduit à un intérêt nouveau pour les grands empires qui ont été construits en Afrique dans le cadre de mouvements djihadistes au xviiie et au xixe siècles. Ces offensives militaires se sont appuyées sur des traditions religieuses plus anciennes, la justification des djihads s’enracinant dans la vie du Prophète et de ses successeurs. Les dirigeants politiques qui lancent ces conquêtes mettent en avant la dimension religieuse, mais Paul Lovejoy montre que la dimension ethnique (la domination peule) est également forte, ainsi que la dimension économique, la puissance de ces empires étant fondée sur le commerce et l’utilisation des esclaves
L’idée de conflit violent associé au terme de djihad aujourd’hui a une longue tradition dans l’histoire de l’Afrique de l’Ouest. Indéniablement, sa présence ininterrompue a défini le monde islamique depuis le xviiie siècle, du Sénégal, sur la côte atlantique, jusqu’à la Corne de l’Afrique, sur les bords de l’océan Indien. Historiquement, le djihad a eu un rôle primordial dans la transformation politique des sociétés et des structures d’État dans une grande partie de l’Afrique.
L’engagement dans le djihad a engendré la consolidation de nouveaux États et de nouveaux empires, qui ont modelé le paysage politique, religieux et culturel d’une grande partie de l’Afrique de l’Ouest et par la suite de l’Afrique de l’Est, jusqu’à la mer Rouge et l’Éthiopie à la fin du xixe siècle. L’occupation coloniale européenne a temporairement supprimé le djihad, mais les forces de protestation islamiques violentes ne se sont jamais tues et ont manifestement refait surface sous des formes modernes, qui demandent analyse et réflexion. Ainsi qu’il est défendu ici, les manifestations contemporaines du djihad, sous les formes de Boko Haram, de al-Shabab, de l’État islamique au Moyen-Orient ou de la guerre menée par al-Qaïda et ses alliés, relèvent d’un modèle historique et politique dont on peut identifier les formes depuis la fin du xviie siècle dans la vallée du fleuve Sénégal. Il y a à la fois d’importantes similitudes et des différences entre les formes de djihads qui ont imprégné l’histoire du monde islamique et les efforts d’un courant radical de la pensée politique islamique pour faire face à la tension permanente que les changements du monde ont imposée aux musulmans.
Cet article analyse l’émergence de gouvernements musulmans dans une grande partie de l’Afrique de l’Ouest aux xviiie et xixe siècles, gouvernements dont l’histoire est cruciale pour la compréhension de la tradition du djihad. Bien que l’islam ait été installé depuis longtemps en Afrique de l’Ouest – dans certaines régions depuis le xie siècle – et se soit largement diffusé pendant l’Empire songhaï au xvie siècle, le djihad a transformé une bonne partie de la savane et du sahel au xviiie siècle, puis particulièrement nettement durant le premier tiers du xixe siècle, par la mise en place de gouvernements musulmans à travers des luttes ouvertement de prosélytisme, présentées comme des actions de djihad. Les confrontations associées au djihad de cette période sont bien connues, même si, dans les années 1960, elles ont pu être décrites par un célèbre historien de l’Afrique de l’Ouest comme un « sujet négligé », tout en étant par la suite comparées par un autre célèbre spécialiste, du fait de leur vaste impact géographique et de leurs conséquences économiques et sociales, à la Révolution française en Europe à la même époque1. Malgré cette reconnaissance, la signification du djihad a été largement ignorée ou négligée dans le champ plus large des recherches historiques. Elle est quasiment inconnue dans les études sur le monde atlantique ou sur l’ère des révolutions d’Europe et des Amériques. C’est seulement récemment que les incontournables conséquences du djihad contemporain ont rendu évident le fait que passer sous silence le passé du djihad aux xviiie et xixe siècles avait une signification intellectuelle et politique considérable.
Le mouvement du djihad en Afrique de l’Ouest
La longue tradition du djihad, dans l’histoire du monde musulman, commence avec le djihad initial mené par le prophète Mohamed. Les djihads ultérieurs firent référence aux origines de l’islam et à son expansion, en favorisant des stratégies d’offensive politique et en les légitimant par des références au djihad initial. Le pouvoir d’une telle tradition fut utilisé en Afrique de l’Ouest dans les dernières décennies du xviie siècle, puis l’usage s’en intensifia au xviiie siècle, et devint dominant au xixe siècle. En 1835, presque toute l’Afrique de l’Ouest se trouvait sous la domination de régimes djihadistes ou était organisée dans la résistance au djihad, résistance qui devait continuer jusqu’à l’occupation européenne et l’établissement des gouvernements coloniaux. Le djihad était l’expression idéologique d’un militantisme musulman justifiant une stratégie militaire de conquête, une réforme intellectuelle et un développement économique fondé essentiellement sur l’esclavage. Le mouvement du djihad modela l’Afrique de l’Ouest en posant les bases de la conversion de la majorité de la population à l’islam.
Les leaders de ce mouvement djihadiste suivirent un modèle similaire d’imposition de changement radical. Ils s’appuyaient sur un engagement sincère envers l’islam et une compréhension éclairée de l’histoire intellectuelle islamique. En effet, nombre de membres de l’élite djihadiste ont beaucoup écrit, étudié, puis enseigné dans des centres d’études islamiques à travers l’Afrique de l’Ouest, qui étaient associés à la confrérie soufie, ou tariqa, soufie de Qaadir. Les principaux dirigeants djihadistes de la Sénégambie ont étudié au centre islamique de Pire Saniakhor dans le Cayor, où Demba Fall et ses descendants ont instruit les dirigeants musulmans qui ont mené le djihad dans la vallée du Sénégal et ailleurs.
La mosquée Sankoré à Tombouctou était une autre école importante, fondée des centaines d’années avant l’irruption du djihad, qui continua à former des générations d’intellectuels musulmans durant l’ère du djihad et continue à le faire encore aujourd’hui. Les dirigeants du djihad incluaient Usman dan Fodio (1754-1817), son frère Abdullahi dan Fodio (1766-1828), le fils d’Usman, Mohammed Bello (1781-1837), et la fille d’Usman, Naana Asmaa’u (1793-1864), qui ont collectivement écrit plus de 1 000 traités et textes divers, principalement en arabe, mais aussi en fulfulde et en haoussa, des dernières décennies du xviiie siècle aux premières décennies du xixe siècle. Cette tradition littéraire et érudite continua sous le règne d’El Hadj Oumar Tall, d’abord éduqué par la confrérie de Qaadir, mais devenu ensuite le fameux dirigeant de la confrérie réformée Tidjaniya. Pour finir, la Mahdiyya, la troisième grande confrérie soufie associée au djihad, provoqua également une importante renaissance littéraire et intellectuelle qui poursuivit cet engagement érudit.
Comme Usman dan Fodio l’établit dans son Bayan wujub al hijra ‘ala ‘1-’ibad (Le Manifeste de l’obligation d’émigrer pour les serviteurs de Dieu) de 1806, basé sur des références aux interprétations faites par des intellectuels plus anciens, le djihad était défini comme un effort pour faire face aux actes impurs ou aux objets réprouvés par l’usage du cœur, de la langue, des mains et de l’action militaire. John Ralph Willis a caractérisé ces quatre manifestations du djihad comme suit :
« Le djihad du cœur était dirigé contre la chair, appelée “âme charnelle” par les soufis. Il devait être accompli en combattant la tentation à travers la purification de l’âme. Le djihad de la langue et des mains était entrepris par l’exécution de l’injonction coranique d’ordonner le bien et d’interdire le mal. Enfin, le djihad de l’épée ne concernait que le combat contre les non-croyants et les ennemis de la foi par la guerre ouverte. »
Les réflexions d’Usman dan Fodio sur son engagement au djihad étaient basées sur ces distinctions. Il était préoccupé par la purification personnelle de l’âme et par les recommandations qui incitaient au bon comportement et condamnaient ce qui était considéré comme immoral. Son appel au jihad fi sabil Allah (le djihad sur le chemin d’Allah) par le conflit militaire et la conquête était un dernier recours, et non pas le seul but de sa dévotion à l’islam. De plus, son engagement était à l’origine basé sur l’évitement du conflit, ce qui, dans l’interprétation classique de l’islam, était appelé la hijra, à l’image du départ du prophète de La Mecque pour Médine en 622.
Ainsi que Willis l’a expliqué, « détourner l’esprit d’une personne du diable et des choses temporelles était hijra du coeur. S’abstenir de soutien verbal ou physique aux actions interdites par le Coran, la Sunna ou l’Ijma, réalisait l’hijra de la langue et des mains », c’est-à-dire, à côté du Coran, était conforme aux coutumes et pratiques sociales légales de la communauté musulmane (sunna) et au consensus de la communauté musulmane, spécialement des juristes, sur les questions religieuses (ijma’). Finalement, le djihad de l’épée accompagnait seulement le retrait des musulmans du monde des non-croyants et de ceux qui auraient pu blesser l’islam. Sans ambiguïté, les doctrines du djihad étaient revivalistes, appelant au retour aux mœurs et actions du Prophète et rejetant les réformes et les nouveautés qui déviaient des traditions originaires de l’islam.
Les premiers djihads de la région de Sénégambie sur la côte de Haute Guinée
Le djihad apparut comme forme de résistance à l’ordre politique instable et décentralisé d’Afrique de l’Ouest à la fin du xviie siècle, et spécifiquement dans la vallée du fleuve Sénégal. L’idée de djihad et de changement révolutionnaire s’affirma d’abord dans le djihad de Nasr El-Din des Maures, qui conquit avec succès les États de Waalo, du Fouta Toro, du Cayor et du Djolof, au nord du fleuve Sénégal. Ensuite, le mouvement de Nasr El-Din s’arrêta, après sa mort en 1674, et l’ancien ordre fut pratiquement réinstauré en 1677. Nasr El-Din était préoccupé par les problèmes de légitimité politique, mais les régimes politiques mis en place étaient basés sur ce qu’on appelait « l’élite militaire ceddo », qui se souciait peu des principes islamiques de gouvernance et, alors que la diaspora commerciale musulmane dominait l’économie du Soudan de l’Ouest et que l’érudition islamique était bien établie, les politiques de l’époque favorisaient les régimes militaires. Il n’en reste pas moins que le djihad de l’Afrique de l’Ouest date de la fin du xviie siècle et s’affirma pour la première fois avec l’établissement de l’État musulman déclaré comme tel de Fouta Boundou, près des mines d’or de Buré, dans la haute vallée du fleuve Sénégal, dans les années 1660, sous la direction de Malik Si et de son fils Bubu Malik Si.
Par la suite, en 1727, Karamoko Alfa dirigea un djihad dans le Fouta Djalon en cherchant à s’étendre vers le sud. Cette offensive mena à l’établissement d’un imamat, lié aussi bien aux pasteurs fulbe qu’aux religieux musulmans6. Ensuite, le djihad s’étendit jusqu’au Fouta Toro entre 1769 et 1776, ce qui aboutit à l’installation d’un autre imamat sous Souleyman Baal sur le fleuve Sénégal, quand la dynastie Denianké fut renversée et qu’une nouvelle élite, Torodbe, prit le contrôle de la région7. En 1780, l’ouest du Soudan occidental était dominé par ces États musulmans, mais la grande région qui s’étend du fleuve Sénégal au milieu du fleuve Niger, en particulier les États bambaras de Ségou et Kaarta, et la région entre le fleuve Sénégal et les régions montagneuses du Fouta Djalon, plus particulièrement le Gabou et la vallée de la Gambie, étaient en dehors de tout contrôle par ces États djihadistes. Néanmoins, les fondements du mouvement du djihad étaient clairement établis et, malgré la distance, les djihads de Sénégambie s’étendirent vers le centre du Soudan, puis ailleurs dans l’ouest de la zone soudanaise après 1800. Avec la création du califat de Sokoto après 1804, le mouvement du djihad manifesta clairement son potentiel révolutionnaire. Tous les États en place furent renversés, ce qui redessina réellement la carte politique de l’Afrique de l’Ouest. Le mouvement était une réponse aux injustices et aux problèmes de l’ancien régime des seigneurs de la guerre en Afrique de l’Ouest et de la traite des esclaves du monde atlantique. La chronologie recoupe celle de « l’ère des révolutions » européenne, ce qui appelle à reconsidérer et à réévaluer le changement de nature de la résistance des esclaves dans les Amériques pendant la même période, comme une réponse aux défis des anciens régimes en Europe et à la transformation des structures coloniales aux Amériques, en d’autres termes à introduire l’histoire du Soudan occidental dans l’histoire mondiale de l’époque.
13Le djihad était associé aux Fulbes, particulièrement à leurs élites intellectuelles et religieuses, peuple dispersé à travers la savane et le sahel d’Afrique de l’Ouest du fait des transhumances des éleveurs de troupeaux et de l’élite qui possédait ces troupeaux. Les chefs musulmans instruits étaient alliés, et souvent liés par des alliances familiales, aux chefs de clans qui possédaient et s’occupaient des troupeaux qui traversaient l’Afrique de l’Ouest. Ethniquement reliés aux éleveurs, connus sous le nom de Peuls, Fuls, Fulbe, Foulas ou Foulani, selon leur situation géographique en Afrique de l’Ouest, partageant la même langue (le fulfulde ou pular), ils devinrent particulièrement influents dans le mouvement. L’appartenance ethnique a, certes, joué un rôle significatif dans le mouvement et les Fulbe ou Foulani furent impliqués dans tous les djihads depuis les années 1690 jusqu’au milieu du xixe siècle et encore après. Il est cependant important d’insister sur le fait que le djihad n’était pas un phénomène ethnique. Les musulmans avaient des origines ethniques différentes, incluant les marchands des immenses réseaux commerciaux qui faisaient de l’Afrique de l’Ouest un marché économique commun. Les élites connaissaient bien les textes classiques de l’islam et parlaient couramment l’arabe. La rencontre entre les éleveurs fulbe, les gouvernements militarisés et les sociétés sédentaires agricoles permet cependant d’expliquer un concept commun sous-jacent au djihad. L’interaction entre un commerce et une production conditionnés par le milieu naturel et les structures politiques d’États relativement petits constitue le contexte du djihad. La domination musulmane qui a développé le djihad était capable d’associer l’appartenance ethnique, l’islam et la légitimité politique. Les premiers exemples du Fouta Bondou, du Fouta Djalon et du Fouta Toro étaient fortement sous l’influence de la confrérie soufiste Qaadir, qui devint encore plus puissante au début du xixe siècle avec l’établissement du califat de Sokoto dans la région du Soudan central, entre le fleuve Niger et le lac Tchad. Là, les Fulbe étaient connus sous le nom haoussa de Foulani.
Ces premiers djihads ne débouchèrent pas sur la création d’un empire, mais ils établirent une série d’États liés entre eux, qui avaient pour origine commune la rivalité pour la domination politique islamique. Ils étaient rattachés par la solidarité ethnique, qui dérivait de l’identité fulbe, et l’opposition à l’intrusion européenne et à la traite transatlantique des esclaves. Ils étaient liés par une allégeance à la confrérie Qaadir, un grand réseau de liens d’enseignement, et une diaspora commerciale de marchands musulmans qui dominait l’économie de la région depuis le Sahara jusque sur les côtes et les aires forestières au sud de la savane. À l’état embryonnaire, ces premiers États utilisaient le potentiel du djihad comme force unificatrice de l’économie politique de l’Afrique de l’Ouest, même s’ils ne formaient pas une seule et même entité politique. Ce potentiel devint effectif après 1804, lors de la consolidation du califat de Sokoto bien à l’est de la Sénégambie, mais avec tous les aspects sous-jacents qui avaient empêché la réussite du djihad en Sénégambie, c’est-à-dire le leadership islamique, l’identité fulbe et l’autonomie vis-à-vis du monde atlantique dominé par l’Europe.