ALLÉGATIONS CONCERNANT L’ESCLAVAGE SOUS LE RÉGIME ACTUEL : LA PART DE LA VÉRITÉ
« Aux États Unis, cela devint manifeste après la visite de Louis Farrakhan, dirigeant de la Nation of Islam, au Soudan où il dénonça les allégations sur l’esclavage. Les nombreux critiques américains de Farrakhan voulaient montrer la fausseté de ses thèses pour endiguer les sympathies dont il jouissait parmi les Afro-Américains. Ils utilisèrent donc l’accusation d’esclavagisme. Louis Farrakhan dénonça avec fureur ses opposants, en affirmant qu’ils étaient les véritables esclaves. L’esclavage devint ainsi le thème d’une guerre par procuration entre adversaires politiques aux États Unis. »
Quant aux allégations actuelles d’esclavagisme pratiqué par les Baggara à rencontre des Dinka, on ne saurait les nier. Les preuves et les témoignages en sont multiples. Les témoignages les plus récents ont été recueillis par deux membres de la section de l’Organisation des droits de l’homme au Caire, le Dr. Hamoda Fath al- Rahman (secrétaire général) et M. Abdon Agaw (vice-président). Ils se sont rendus sur les lieux, et ont réalisé une documentation filmée et sonore. Les deux enquêteurs ont rédigé un rapport résumant ainsi les faits :
— L’esclavage devient un phénomène de plus en plus inquiétant d’autant plus que sa pratique s’élargit considérablement sous le régime actuel. Certaines autorités y sont directement impliquées, à la fois sur le plan organisationnel et sur celui de la surveillance. Les autorités ont recruté un grand nombre de Misseiriya et de Rizeigat comme partie intégrante des Forces de défense populaire (FDP) qui, cette fois, sont effectivement les milices du parti islamiste au pouvoir. Chaque recrue est équipée d’un cheval, d’une arme automatique et reçoit 50 000 livres soudanaises, pour attaquer les villages qui sont soupçonnés par les autorités d’être des partisans du MLPS/ALPS. Les assaillants sont autorisés à conserver toutes les personnes capturées, outre le bétail et d’autres biens, comme butin du djihad mené par le régime.
— Les autorités localisent les villages et les zones rurales qui doivent servir de cibles aux raids afin de priver le MLPS/ALPS du soutien de la population, ceci afin de terroriser les habitants et les obliger à quitter leur terre en brûlant leurs habitations et en incendiant leurs récoltes.
— Le corps armé des al-Marahil englobe les recrues en question, d’autres membres du FDP, et des membres des Forces armées soudanaises. Les citoyens réduits en esclavage, ainsi que leur bétail et d’autres biens, qu’ils soient capturés par les trois partenaires réunis ou bien par l’un ou l’autre isolément, sont ensuite dirigés vers d’autres lieux avec le consentement des autorités soudanaises (Hamoda & Agaw 1999).
En ce qui concerne l’implication des autorités dans les affaires d’esclavage, la section du Caire de l’OSDH est d’un avis nettement afïïrmatif. Remarquons que Hamoda et Agaw utilisent dans leur rapport l’expression « autorités soudanaises » et non le « gouvernement » contrairement au CSI et à Frontline qui emploient ce dernier terme. L’expression les « autorités soudanaises » nous semble mieux appropriée que celle de « gouvernement soudanais », car les islamistes au pouvoir sont trop prudents et trop retors sur la question de l’esclavage pour impliquer directement leur gouvernement. En fait, les « grandes » décisions tactiques et stratégiques ne sont pas entre les mains du gouvernement mais dans celles du parti, le Front national islamique — il se présente aujourd’hui sous les traits du Parti du congrès national — , qui a mis en place de multiples et complexes réseaux pour exécuter ses différentes opérations tactiques et stratégiques.
[…]
Après le soulèvement populaire qui renversa le général Nimeiry, c’est essentiellement le Front national islamique, créé par Hassan al-Tourabi, qui s’opposa sur le plan politique à tout projet de solution pacifique du problème Nord-Sud et à toute réforme des institutions. Surtout, le Front national islamique refusa l’annulation des sinistres lois de la shari’a connues au Soudan sous le nom de « lois de septembre ». Les tourabistes qui brandissaient le slogan du djihad créèrent, fin 1985, un corps d’intervention violent appelé Aman ai-Soudan (« Sécurité du Soudan ») afin d’intimider les forces laïques et démocratiques qui proposaient alors une solution négociée du problème Nord-Sud par la tenue d’un Congrès constitutionnel. Les Sudistes, soutenus par les démocrates, et les islamistes s’affrontaient dans les rues de la capitale. Les appels à la « guerre sainte » des intégristes retentissaient dans tout le pays grâce à l’énorme appareil de propagande du Front national islamique, y compris au sein de l’armée.
C’est dans ce contexte que les corps armés tribaux, appelés désormais Forces ďal-Marahil, ont été renforcés et associés à l’effort de guerre contre l’ALPS, et par Nimeiry et par al-Sadiq al-Mahdi. Ce dernier, alors pressé par les surenchères de ses alliés tourabistes, qui menaçaient sérieusement sa position de leader islamiste, à la fois sur le plan national et international, se positionnait en dirigeant islamiste intransigeant. C’est ainsi qu’il se targuait d’avoir consacré, en 1986, une partie importante du budget à l’effort de guerre (400 millions dollars). C’est lui qui choisissait, à la suite de son élection comme premier ministre, le général Bourma Nasser, déjà impliqué dans l’affaire de l’armement des « milices » Misseiriya, comme ministre de la Défense. Nous avons là une autre raison, complémentaire, au fait que les Baggara (Misseiriya et Rizeigat) se croyaient d’une certaine manière autorisés par le pouvoir central à attaquer les Dinka.
Rien d’étonnant dès lors à ce que dans une telle atmosphère, des Rizeigat, majoritairement jeunes, trouvent dans la mise en esclavage de Dinka un moyen de se procurer une main-d’œuvre gratuite, et de se faire « un peu d’argent » en les vendant.
Les processus de capture sont ceux de l’esclavage arabo-soudanais traditionnel : la razzia, le voyage en cortège, les cordes pour attacher les captifs, l’incarcération dans des zariba (clôtures d’épineux en pleine nature) et les mauvais traitements. Ces derniers sont exceptionnellement pénibles. Ils ont été largement relatés par différents auteurs, mais les plus significatifs sont ceux rapportés par nos collègues Hamoda Fath al-Rahman et Abdon Agaw(1999):
- « Les personnes capturées sont astreintes à une marche à pieds de six à neuf jours jusqu’à al-Mudjlad et à al-Maryam. Durant ce voyage, bon nombre d’hommes, les mains et les pieds entravés,
sont frappés à mort.
-
Plusieurs jeunes gens sont gardés pour la conscription et les femmes sont continuellement violées par les gardes et par les hommes responsables de leur voyage.
- Les enfants sont contraints de faire paître les troupeaux, d’accomplir des tâches domestiques pénibles, et de s’occuper des bébés. Les captifs ne sont pas autorisés à dormir dans les mêmes locaux que la famille du maître, mais à l’étable ou au grenier.
- Les citoyens réduits en esclavage peuvent être vendus à de nouveaux maîtres, qui utilisent les femmes aux travaux des champs, pour la garde des troupeaux, pour puiser l’eau (à des puits souvent très éloignés du village), pour moudre le grain (avec une meule en pierre), , sans salaire évidemment. Elles sont obligées de rendre des services sexuels à la demande des maîtres. Le statut des femmes esclaves ne change pas, même lorsqu’elles donnent naissance à des enfants conçus par le maître. Ces enfants ne sont jamais traités comme ceux de l’épouse du maître. Les femmes esclaves et leurs enfants reçoivent des noms arabes.
- Certaines femmes esclaves subissent la circoncision afin d’être rendues « propres », ou pour les préparer à devenir des concubines si l’épouse du maître l’accepte […] ».
Hamoda affirme que certains captifs sont revendus à de nouveaux maîtres dans d’autres villes du Soudan : « même à Khartoum, la capitale ». Quelques cas ont été dénoncés par al-Midane 13 (mars-avril 1999 : 2). Dans un rapport publié par Sudan Update et Anti-Slavary International, Peter Verney (1997 : 17) cite différents cas de vente de femmes et d’enfants Dinka : « Au milieu de l’an 1994 la cour de la ville d’al-Obeid (capitale du Kordo- fan), a entendu la plainte de deux leaders dinka au sujet d’enfants kidnappés lors d’un raid contre le village de Mabior, à côté d’Aweil, en janvier 1987. Ces enfants avaient été transportés via Adila à al-Obeid, cependant seuls trente d’entre eux, dont le nombre était de 486, arrivèrent à la capitale régionale. Les autres auraient été vendus dans d’autres villages, ou bien ils se seraient enfuis ou seraient morts.
Un leader dinka a ainsi découvert un jeune kidnappé, le fils de sa tante, dans la banlieue d’al-Obeid. Il a appris que la sœur du garçon avait été vendue dans les environs de Bara, et deux autres enfants à Um Krédem et à Um Rawaba.
La personne accusée des ventes était un lieutenant-colonel des Forces de défense populaire. Après trois cessions de la cour les enfants ont été rendus à leurs parents le 18 août (1994). On pourrait multiplier les exemples. »