Assis en petits groupes dans la cour de l’école de police de N’Djamena, ils attendent de retourner dans leur région d’origine. Sans d’ailleurs savoir ce qu’ils pourront y faire puisqu’ils ont «tout perdu». Tout, sauf leur vie, à l’inverse de ceux qui ont péri «là-bas». Combien d’immigrés d’Afrique subsaharienne ont-ils été victimes des véritables pogroms qui ont débuté fin août dans des circonstances peu claires et se sont poursuivis pendant tout le mois de septembre, particulièrement dans la ville de Zaouia au nord-ouest de la Libye, avant de s’étendre à presque tout le pays? Au moins cent trente Nigérians et Tchadiens, selon des sources concordantes, loin en tout cas des «six au maximum» reconnus par Tripoli.
Exode massif. «Les Libyens se sont déchaînés et ont commencé à nous tuer indistinctement. Si vous étiez noir, ils vous tuaient», raconte un rescapé tchadien arrivé à Abéché après dix-sept jours de marche. Depuis, l’exode est massif: plus de 1 000 Tchadiens, près de 3 000 Nigériens et une centaine de Soudanais ont déjà regagné leur pays, tandis que 6 000 Nigérians et 3 000 Ghanéens ont été expulsés par Tripoli. Et ce n’est sans doute qu’un début puisque plus de 7 000 Tchadiens, actuellement regroupés dans des camps libyens, attendraient toujours de pouvoir rentrer chez eux. «Des jeunes nous ont attaqués. Ils nous ont jeté des cocktails Molotov, nos maisons ont été brûlées», raconte une Tchadienne. Un garagiste installé en Libye depuis cinq ans a débarqué à N’Djamena avec pour tout bagage une couverture et une énorme cicatrice au bras droit. «L’oeuvre de la police militaire libyenne», dit-il. A l’aéroport, une pancarte émerge du flot des voyageurs arrivés dans la capitale tchadienne: les noms de sept «compatriotes» dont les cadavres ont été découverts en Libye y sont inscrits à la main.
Les Nigérians ont été encore plus touchés: cinquante d’entre eux auraient été tués, la plupart dans le village de Zaura. Cité par l’AFP, Emeka Nwankwo, 26 ans, jure que l’un de ses amis a été énucléé par ses assaillants qui ont pillé et incendié sa maison. «Un Noir pris dans une émeute était un homme mort», raconte Gabriel Edoh, un footballeur qui a joué dans un club libyen de seconde division, en évoquant des «scènes de lynchage». Le 1er septembre, il a été conduit avec d’autres Africains dans un camp à Guruyi, mais celui-ci a été incendié et tous ceux qui s’y trouvaient ont été parqués dans une caserne militaire, après des violences dont témoignent aujourd’hui les cicatrices des coups de couteau reçus. D’autres ont été attaqués à nouveau à l’intérieur même du camp où la police libyenne les avait transportés.
Le mirage libyen. Ces violences ont-elles pris de l’ampleur, comme l’affirment certains réfugiés, à la suite d’un discours du colonel Kadhafi appelant, le 1er septembre, les Noirs africains à venir encore plus nombreux dans son pays? Isolé sur la scène internationale et cherchant des soutiens en Afrique, le leader libyen avait beaucoup assoupli il y a cinq ans les lois sur l’immigration. Du coup, le nombre d’Africains a considérablement augmenté dans ce pays de six millions d’habitants.
Fuyant la misère et la guerre chez eux, ils ont répondu par milliers au mirage de cet eldorado pétrolier. Résultat: un million d’entre eux y sont installés, constituant souvent une main- d’oeuvre à bon marché pour les chantiers en cours. Situation économique difficile aidant, le ressentiment croissant des jeunes Libyens contre ces travailleurs immigrés paraît avoir débouché sur des attaques clairement racistes.
La situation est des plus embarrassantes pour un Kadhafi qui affiche l’ambition d’être le leader des «Etats-Unis d’Afrique» et tente d’y parvenir en distribuant sa manne au Tchad, au Niger, au Burkina, en Erythrée ou en Gambie et en invitant les jeunes Libyens à se marier avec des femmes noires pour «mélanger» son peuple avec «les frères africains». Mais ce discours résiste mal à la condescendance et au racisme ambiants. «Ils nous traitent mal, ils ne nous respectent pas», répètent comme un leitmotiv les réfugiés. «Ils croient que nous sommes faits pour être des esclaves. Dans les magasins, nous payons plus cher que les Libyens. S’il y a un problème, ils appellent la police et la loi leur donne toujours raison», raconte l’un d’entre eux. «C’est un peu la revanche du Bédouin qui a gagné à la loterie du pétrole», résume un diplomate occidental.
Embarras. Les régimes africains, eux, ne cachent pas leur embarras. Souvent financés par Tripoli et redoutant aussi les manoeuvres de déstabilisation de Kadhafi, ils n’ont guère envie de dénoncer trop haut les agissements libyens contre leurs ressortissants. C’est particulièrement le cas du Tchad. Son président Driss Deby redoute en effet qu’en cas de conflit avec Tripoli, les Libyens n’aident massivement la rébellion armée tchadienne dans le massif montagneux du Tibesti, voisin de la Libye. Signe de cet embarras: une rumeur invérifiable fait état de la récente arrivée de nuit à N’Djamena de plusieurs avions de réfugiés, qui ont été immédiatement disséminés dans la capitale pour éviter toute publicité supplémentaire. La première, la presse indépendante tchadienne avait dénoncé la mollesse de la réaction de N’Djamena, tandis que l’opposition armée en exil parlait carrément de «pogroms».
Protestations formelles. Du coup, les protestations officielles ont été des plus formelles. «Il n’est pas pensable qu’une agression préméditée soit ourdie en terre libyenne contre des Africains par les autorités ou la population libyenne dans son ensemble», n’avait pas hésité à déclarer le ministre tchadien des Affaires étrangères. Le ministre nigérian de la Coopération en Afrique était, lui, allé plus loin, affirmant que «la plupart des refoulés étaient des criminels et des prostituées devenus embarrassants» pour les autorités libyennes! On comprend dans ces conditions l’assurance d’Ali Triki, le premier officiel libyen à s’exprimer sur ces événements, qui déclarait mercredi à N’Djamena: «L’Union va avoir lieu comme c’était prévu. Le président Deby a clairement exprimé son soutien à la Libye, personne ne peut diviser les Libyens et les Tchadiens…»
En dépit de cela, le caractère raciste de l’affaire n’a pas échappé aux pays concernés. Et Ali Triki, qui était porteur d’un message du colonel Kadhafi au président tchadien Driss Deby, a fait les frais de cette défiance. Il n’a guère été ménagé au cours de la conférence de presse qu’il a tenue mercredi dans la capitale tchadienne. Ses dénégations étaient, il est vrai, particulièrement peu convaincantes. Expliquant tout par «des disputes entre Nigérians et Libyens pour des raisons de moralité», les Nigérians cherchant à «draguer des filles», ou par un différend «entre des trafiquants de drogue libyens et non libyens, en tout cas pas Tchadiens», l’envoyé de Kadhafi a déploré un «accident malheureux mais pas grave». Non sans tenter, vainement, de minimiser le bilan humain «pas plus de six tués» et politique des violences «le racisme, ça n’existe pas chez nous, nous ne sommes pas des Blancs.»
Pendant ce temps, de N’Djamena à Lagos et Accra en passant par Khartoum et Niamey, les réfugiés expulsés ou rapatriés de Libye attendent dans le dénuement le plus total que leur gouvernement les dédommage. «J’ai quitté le pays depuis plusieurs années, affirment-ils. Je n’ai plus rien et je ne sais même pas où aller.».