Je reproduis ici un passage de « Histoire de la Martinique » d’Armand Nicolas ( éd. L’Harmattan ) qui traite de la question des sévices appliqués aux esclaves quelques années avant l’abolition de 1848. Autant prévenir les âmes sensibles : la seule lecture de sévices sur des enfants en bas-âge est d’une incommensurable violence, surtout quand ils se terminent par la mort.
En 1845, la loi Mackau est votée et elle a pour but d’adoucir la barbarie des punitions infligées aux esclaves mais aussi de donner plus de droits aux nègres : droit de s’instruire, horaires de travail définis, possibilité de se racheter avec l’argent amassé. Mais la réalité était toute autre.
Les maîtres redoublent de cruauté
Toutes ces mesures étaient destinées à « faciliter les affranchissements » et à « améliorer » le sort de l’esclave. Mais le colon restait le maître sur son habitation et disposait toujours de son esclave à son gré.
[…]
On peut même dire qu’il y eut de la part des maîtres, furieux de ces mesures, recrudescence de cruauté. En 1846, les tribunaux enregistrèrent soixante-douze plaintes pour châtiments excessifs : quarante furent classées sans suite. Sur vingt-huit prévenus jugés, deux furent relaxés et huit acquittés. Il y eut dix-huit condamnations : quatre à de légères peines de prison ( maximum un mois ), quatorze à des amendes ( d’un maximum de deux cents francs ). En 1847, on enregistra plus de cent cas de « châtiments excessifs, traitements inhumains et barbares » ( termes juridiques désignant ces faits.
Et il s’agit seulement des cas que les tribunaux eurent à connaître.
Combien de centaines d’esclaves ne portèrent pas plainte par crainte de représailles de leurs maîtres ? Dans combien de cas les autorités chargées du contrôle fermèrent-elles les yeux ?
De ce point de vue, les deux dernières années de l’esclavage furent terribles, significatives des résistances acharnées de la grande majorité des maîtres.
[…]
Citons quelques [affaires] :
Bouet François ( propriétaire au Gros-Morne – novembre 1847 ) :
Accusé d’avoir exercé des sévices sur l’esclave Jean-Paul âgé de onze ans « en le plongeant pieds et poings liés dans un bassin plein d’eau d’où il ne le retirait à l’aide d’une corde que lorsqu’il commençait à perdre respiration ». De nos jours on appela cette torture du nom de « la baignoire ». Ce précurseur fut blanchi ayant déclaré « qu’il avait voulu baigner l’enfant » (sic)
L.A. Astarté ( habitant vivrier Fort-Royal ) :
Il avait attaché sa jeune esclave Noëlise ( neuf ans ) à un prunier pendant plusieurs heures puis, avec un bâillon, à introduit de force dans sa bouche du manioc mélangé avec du piment écrasé.
Puis le 11 mai 1847, a jeté à terre et frappé pour la punir de ses « marronages » sa jeune esclave Clémentine ( six ans ), l’attacha les mains liées derrière le dos à une poutre de sa salle l’extrémité des pieds touchant seulement à terre et la laissa toute la nuit dans cette position ; le lendemain l’enchaîna dans la cour par une jambe à un billot de bois de sept kilos : six mois de prison.
Les frères de Jaham ( Fort-Royal-1845) :
L’accusé reconnaît :
– avoir donné à l’esclave Rosette, enceinte, dix-sept coups de rigoise et vingt-cinq coups administrés par lui-même ;
– qu’à diverses époques et en dépit de sa maladie avait infligé au jeune Gustave des châtiments corporels sévères et l’avait fait mettre dans un parc à veau ; bien que malade il lui avait fait mettre un carcan rivé par une chaîne et le forçait à travailler ainsi le jour, et la nuit le jetait dans un local insalubre avec morceau de planche pour se coucher ; il en est mort ;
– sévices sur Jean-Baptiste ( 9 ans ) ; on lui coupa le lobe de l’oreille et fut contraint avec deux autres enfants Gustave et Vincent, de manger des mélanges d’excréments humains et d’excréments d’animaux ; Jean-Baptiste et Gustave étaient les fils de Rosette. (…) Un des frères de Jaham prit la fuite. L’autre fut acquitté. […]
Augustine Genet ( Saint-Pierre – 1847 ) :
– coups de bâton aux esclaves Oralie, Lucette ( douze ans ) et au jeune Occuly ;
– coups de souliers sur la bouche, tabac jeté dans les yeux, eau bouillante versée sur les pieds, brûlures sur le coup et le bras avec un couteau bien chaud, piment dans les organes sexuels.
Un mois de prison, dans cette affaire que le gouvernement qualifiait « un des plus odieuses qui se soient présentées en police correctionnelle ».
Sully Vivier ( propriétaire au Robert – août 1847 ) :
– prévenu « d’avoir détenu à la chaîne…ses esclaves Marthe et Delia accouplées ensemble, les forçant ainsi à aller au travail et les séquestrant ensuite chaque nuit pendant près de trois mois…;
– pour avoir à diverses époques contraint la même Delia à avaler des chiques qu’il extrayait de son pied et écrasait ensuite sur un morceau de pain » ;
– Asselie, jeune enfant, mourut à la suite de sévices ;
– Marthe, malade laissée aux fers, sans soins, en mourut ;
– le jeune esclave Modeste avait été forcé à manger un mélange d’excréments de cochon, de dinde et de poule, ou tout au moins de lui avoir fait barbouiller la figure avec des excréments humains qu’on lui jetait à la face ».
Quinze mois de prison : « Cette peine…est la plus forte de celles qui ont été prononcées en matière de sévices » écrit le procureur général du gouverneur.
Cassius de Linval ( Macouba ) :
– jeune Rose, son esclave, meurt après des châtiments cruels.
– Anceline est mise aux quatre piquets et reçoit dix coups de fouet, de demi heure en demi heure, jusqu’à six heures du soir ; frappée à nouveau de coups de bâton, quatre jours après, elle meurt.
– Anastase meurt après avoir subi un quatre piquets tous les huit jours durant plusieurs mois.
– une jeune fille, Adibau, punie de cent cinquante coups de fouet, mise à la chaîne, meurt dans un cachot étroit.
– Lise (quarante ans) foulée aux pieds parce qu’elle ne cueillait pas les pois convenablement. Le procureur du roi écrit : « La plupart des esclaves de l’habitation Cassius, même les plus doux, les plus jeunes, portent les marques profondes de rigoureux et fréquents châtiments.»
Mme Vve Néonge Gigon ( Lamentin – 1847 ) :
– masque de fer apposé aux heures de travail sur la figure de son esclave Aurélie.
Acquittement.
La liste de ces affaires pourrait fournir matière à un livre épais. Beaucoup ont eu écho dans les journaux de France. Elles témoignent que l’esclavage restait, deux années avant sa fin, un régime qui n’avait rien « d’idyllique ».
C’est que, malgré tout, les maîtres ne cessaient de dépeindre l’esclavage comme une chance pour les Noirs. Dans leurs adresses, ouvrages, lettres, etc., ils prétendent jusqu’au dernier moment que :
– la condition des esclaves est meilleure que celle des prolétaires d’Europe ;
– l’abolition va jeter les affranchis dans la pauvreté et le vagabondage ;
– que la paresse des Noirs les fera retomber dans la barbarie ;
– que les esclaves sont si abrutis que leur émancipation pure et simple serait grosse de désordres et de souffrances ;
– qu’il faut laisser les colons opérer eux-mêmes la transformation sociale, avec le temps ;
– que l’abolition signifierait le pillage, l’incendie, le massacre des Blancs comme à Saint-Domingue ainsi que la ruine complète des propriétés coloniales, la ruine du commerce et de la marine de la Métropole ;
– qu’il faut moraliser l’esclave par la religion avant de le libérer ;
– qu’émanciper, c’est servir les intérêts de l’Angleterre ;
– que c’est inutile puisque les esclaves sont bien traités. D’ailleurs les nègres ont tous les vices : paresseux, ignorants, perfides et menteurs, incendiaires, voleurs, imprévoyants, ivrognes, dépensiers, joueurs, débauchés, obséquieux, vindicatifs.
Le fouet c’est la punition qu’ils préfèrent (…)